Dans cette enclave serbe au Sud du Kosovo, la perspective de l’indépendance inquiète.
Avant de monter dans le bus branlant qui relie chaque jour Strpce à Belgrade, ses deux chauffeurs se signent avec application. La dévotion des Serbes du Kosovo, orthodoxes fervents, n’explique pas seule leur geste. Depuis 1999, la route en lacet qui grimpe vers l’enclave a été le théâtre de plusieurs incidents visant des Serbes.
« A chaque fois que tu sors de l’enclave, c’est à tes risques et périls », affirme Milosava Banasevic, une petite blonde énergique, employée d’une organisation internationale à Strpce. « Au Kosovo, les Albanais repèrent ta plaque d’immatriculation serbe et après tu peux essuyer des jets de pierre ou te faire agresser ». Ces plaques, il y a longtemps que l’administration de l’ONU les a supprimées. Dans tout le Kosovo, elles ont été remplacées par des numéros banalisés. Mais les Serbes de Strpce mettent un point d’honneur à conserver leurs anciennes immatriculations, identiques à celles qui sont d’usage en Serbie.
Aujourd’hui, les deux extrémités de Strpce sont gardées nuit et jour par les chekpoints des soldats ukrainiens de la Kfor, la force de l’Otan au Kosovo. La plupart des 9000 Serbes de l’enclave ne s’aventurent plus hors de ce mouchoir de poche large de 15 km, constitué d’un bourg et d’une dizaine de villages. Protégée par les montagnes qui la ceinturent, la petite communauté vit désormais en circuit fermé, obsédée par la peur d’un avenir incertain.
« La situation de Strpce est catastrophique et je ne crois pas que ce soit un endroit très agréable à vivre dans le futur, avoue tout de go Slavisa Staletovic, le maire adjoint. Les habitants de l’enclave se sentent totalement abandonnés. Les jeunes qui en ont les moyens ont fui en Serbie, ou à l’étranger».
Au Kosovo, Strpce est classée dans la zone C, la dernière sur l’échelle établie par la compagnie électrique de la province. Contrairement à d’autres régions, ses habitants ne reçoivent l’électricité que par périodes de trois heures environ, entrecoupées de plusieurs heures sans courant. Un système ubuesque, sans horaires ni avertissements. « Pour les matches et les films, c’est souvent frustrant, sourit Svetan, un jeune père de famille. Mais pour sortir de la zone C, la compagnie nous réclame de payer les factures jusqu’à l’époque d’après guerre, quand les coupures duraient plusieurs semaines. Nous refusons et depuis, c’est l’impasse ». Les nuits à Strpce sont pour l’instant bercées par le doux ronronnement des générateurs à essence.
Cette situation révolte Dragisa Kuzmanovic, le directeur de la fromagerie Sar Lahor, l’une des seules industries de l’enclave. En 1999, au lendemain de la guerre, cet entrepreneur du cru a réuni des capitaux pour relancer le fromage de Sar - une sorte de tomme au lait de vache, spécialité de ces montagnes. « Je tenais la recette de mes grands-parents », raconte t-il. « Notre fromage avait du succès dans toutes les enclaves serbes et même chez quelques clients albanais ». Les violences inter-ethniques de 2004 ont mis un terme prématuré à cette saga. Ses camions de livraison n’étant plus en sécurité ailleurs, Dragisa doit se contenter de commercialiser ses fromages dans les épiceries de Strpce. Beaucoup clament ici que les activités des enclaves serbes sont victimes d’une asphyxie économique organisée par les Albanais du Kosovo. « C’est injuste, se désole t-il. Dans un contexte politique pareil, qui oserait investir ? ».
L’indépendance, personne n’en parle ouvertement à Strpce. Mais dans les cafés enfumés du bourg, sa perspective imminente marque chaque conversation. Beaucoup affirment qu’elle serait synonyme d’exil forcé, à plus ou moins long terme. « Dans la ville voisine d’Urosevac, nous vivions en bon voisinage avec les Albanais, raconte Zivojin Kojic, le pope de la petite église orthodoxe de Strpce. Mais en 1999, j’en ai été chassé, avec toutes les familles serbes. Ici, nous sommes en sécurité. Si on nous en chasse, nous n’aurons plus nulle part où aller ».
Matthieu Fauroux
(Reportage réalisé pour le journal Sud Ouest)